
oui, ceci est une correspondance, une autre lettre envoyée vers, une autre lettre morte qui sera lue, certes, mais qui, on le sait, ne se rendra pas, ou se rendra trop tard, ce qui revient au même. je m’adresse à toi, je te dis que j’ai à te dire quelque chose, je prends la parole comme on prend place, je m’installe, je m’étends de tout mon long, je te crie que l’heure est grave, qu’il se fait tard, que j’ai perdu espoir hier, qu’aujourd’hui je ne vais pas mieux, mais que ça se dit, cette impression que la parole ne nous sauvera pas, qu’il n’y a pas de traces à laisser, que la disparition n’entend pas la voix des morts, que la transmission se repose en elle-même lorsqu’il ne reste plus personne pour y prendre part,
pour faire un monde.
je te déferai le monde
en quelques pages,
comme on m’a défait le mien
en quelques décennies.
je suis obligée d’écrire quand je ne voudrais que pleurer, je suis obligée de trouver les mots pour exprimer tout ce qui ne se fait pas, je suis obligée de faire partie de ceux qui verront, de leur vivant, la fin de l’anthropocène. je serai aux premières loges de la déperdition, je verrai le calme, l’urgence, la crise et l’effondrement. je me verrai prendre peur et n’avoir nulle part où aller, je me verrai perdre la raison en sachant pourtant qu’une telle chose existe, je serai celle devenue folie parmi le chaos d’un présent qui jamais ne reviendra. je serai le dernier temps de l’affreuse symphonie de l’homme, je m’étoufferai sur un silence, car je sais que lorsque la parole nous quitte, c’est le monde que nous quittons.
je t’écris une lettre pour te dire que je n’arrive plus à écrire. je t’écris une lettre pour te dire qu’il y a urgence, que la maison brûle, que j’ai peur pour mes livres, et le chat, et nos photos, et les enfants qu’on n’a pas eus, et les voisins, et les oiseaux qui volent au-dessus, et toute cette eau gaspillée à éteindre des feux que nous nous amusons à rallumer.
à quand la fin de cet optimisme qui me rend si lugubre ?
je voudrais croire au capital, et apprendre à laisser les gens mourir.
devant le trop-grand, le trop-plein, l’hyper-tragique, deux réactions sont possibles : l’acceptation ou le déni. il n’y a pas de bonne réponse, seulement de différentes impostures. il n’y a pas d’issue, le temps ne ralentit pas devant notre inaction, il se glisse, se faufile, se propage, il a hâte d’arriver à la sixième extinction massive de l’holocène, il trouve que ça lui va bien, l’élégance de la désertion, la prestance de l’autrement. il se prépare à la lente marche funèbre qui suivra pendant au moins 10 000 ans, le temps de permettre à la terre de s’en remettre, de notre façon d’aimer.
ce qu’on ne nous dit pas, c’est que l’acceptation, tout comme le déni, ne dure que le temps d’une action, que tout est toujours à refaire, qu’on peut s’enfoncer loin, et longtemps, dans une direction, sans jamais se demander si nous oserions appeler cela notre vie.
nous n’oserions pas. nous n’avons pas le courage de nos incohérences.
je l’avoue, je ne sais plus quoi penser, ni comment.
cesser d’écrire. oui, voilà : [ … ] tu peux arrêter de lire ici
mais
mais, attends, ne pars pas, pas si vite, ce serait pire, insupportable, ce serait vrai,
cette idée que la parole ne sauve pas, je voudrais au moins sauver la parole, te dire que rien n’est pire qu’un mensonge, mais que, du moins, et ce ne serait pas te mentir,
te dire que le pire parle encore.
je ne sais pas comment te dire que le poids de l’abondance est un fardeau de tous les jours, je ne sais pas comment te dire que j’hésite devant chaque décision, que je sens que tous mes gestes sont empreints d’une démesure que je m’explique mal, pleins de cette perte dont on ne guérit pas. j’ai peur pour ces choses que j’ai cru vraies, j’ai peur pour ces principes devenus slogans, j’ai peur de cette façon maladive que nous avons de savoir nous accommoder de tout.
« Seul dans le passé ensemble dans le futur »
– Assurance, Santé, Voyage
j’ai entraperçu le mal du siècle en moi.
je suis l’expression de la conscience qui se regarde déraisonner.
regarde moi j’ai quelque chose à te dire
tu sais, je rentre d’une longue journée, je rentre, je me dirige vers l’intérieur de moi-même, je plonge dans le chez-soi des heures lasses, je me couvre le visage, je ne laisse aucune lumière se rendre à mes yeux, j’ai besoin du noir de l’infini, j’ai besoin du temps qui ne passe pas, de présentisme, j’ai besoin du repos des corps morts, du sommeil de ce qui a été, j’ai besoin de revenir – à moi – de toutes ces petites fins qui signent les mauvaises intrigues.
je ne veux pas savoir qu’untel est parti,
je ne veux pas savoir qu’untel m’a croisée, reconnue, ignorée,
je ne veux pas savoir que les portes se ferment et ne s’ouvrent pas de l’intérieur.
je ne veux pas savoir qu’on ne peut pas sortir de soi,
que [je] est le monde, et que le monde s’annihile lorsqu’il dit [je].
insérer une fatigue immémoriale ici
je ferme la porte, je la verrouille, ce n’est pas pour me protéger du monde, mais plutôt, pour encadrer la violence de ma façon d’être au monde. il m’apparaît évident que les tombeaux servent moins à contenir la mort des morts que la peur des vivants.
la liminalité est l’affaire des autres. le corps est ce déchet que l’on apprend à aduler, on trace des lignes où c’est sans raison, le sperme serait grand, un peu de soi ; la merde, pis- aller, ce qui résiste à soi, ce dont on se passe, ce qui nous traverse, et nous abandonne.
l’individuation serait l’expression liminale d’un être qui se refuse au monde, mais le monde – lui – ne meurt pas d’être quitté
point de départ : l’être qui meurt de voir mourir tout ce qui l’entoure. point d’arrivée : la vie de ce qui est sans qu’elle ne cherche à se dire.
comment se rendre là,
comment passer de l’un à l’autre ?
je te le demande, je le peux, oui, ceci est une correspondance
je ne sais plus comment porter mon cynisme, quel est son envers, son endroit. il me donne un air terrible, une moue boudeuse, un brin de folie.
et je sais que c’est d’espoir dont on veut entendre parler,
et je sais que tu m’aimerais mieux, plus vaillamment,
si je savais sourire, réinventer le monde, te raconter des fictions.
mais je ne sais que poétiser le mal-être, et déplier le paradoxe.
mais je ne sais que documenter le faux, et donner à voir les mouvements de la pensée. je me dis que c’est bien peu, mais que, du moins, tu lis nietzsche,
je me dis que c’est un peu cela, le par-delà, la parole qui parle encore, et que, peut-être, quelqu’un m’entendra, me remerciera,
tard dans ma vie, d’avoir renoncé, dès le début, à chercher du sens
dans les affres du réalisme.
je rejette le réel, je n’ai pas le temps pour cela.
je le dirai ici, et jamais plus ailleurs :
mon écriture doit être vécue à la manière d’une aventure extra-conjugale
avec le langage,
il faut se permettre d’oublier un instant le réel, et s’obliger à ressentir, avec force et conviction, l’inépuisable étendue de toutes les infractions.
sais-tu seulement te déshabiller sans éprouver de la honte ? il est tard, et nous, l’humanité, nous en sommes encore là.
il y a des fatigues qui proviennent d’une trop grande inertie.
il est tard, et moi, je lis rompre de yann moix,
et je me dis, en suivant les pas de ses mots, qu’il est normal de vivre dans le passé quand le présent nous pousse à nos derniers retranchements :
- le lecteur paresseux ne lira que les passages en gras
- le lecteur idéal lira l’ i n t é g r a l i t é de la citation
- le lecteur éreinté arrêtera sa lecture ici
Où voudriez-vous que je vive ? Le passé est supérieur à l’avenir. Le passé est le lieu où l’on naît ; l’avenir, le lieu où l’on meurt. On prétend que l’optimiste aime l’avenir et le pessimiste, le passé. Or, préférer l’avenir au passé, c’est préférer ce qui va mourir à ce qui est né. Aimer l’avenir, c’est aimer la mort. Le passé n’est ni statique ni clos. L’avenir est borné par la mort quand le passé, lui, reste ouvert de toutes parts, béant, mouvant, renouvelé, évoluant ; il remue ; il surprend ; il étonne. Il palpite. Il ne cesse de charrier des nouveautés, de publier des inédits. Le passé est le seul monde où nous pouvons faire des découvertes. L’avenir n’existe pas encore ; le présent n’existe déjà plus ; la seule chose qui existe, ne cesse d’exister, existe sans cesse davantage, c’est le passé. Il est profond, se compose de strates, de niveaux, d’étages, d’anfractuosités, de girons, de gouffres, de reliefs. Seuls les idiots ont de l’avenir. Moi, j’ai du passé. Je n’ai que cela. Il n’y a que dans le passé qu’il puisse m’arriver quelque chose. Rien n’est moins achevé que ce qui est révolu ; rien n’est plus infini que ce qui est terminé. « Le passé, c’est le passé. » Au contraire : le passé est beaucoup plus que le passé ; il porte mal son nom. C’est parce qu’il achève les choses que nous pouvons enfin les vivre.
à quand la fin de cet optimisme qui me rend si lugubre ?
je voudrais croire à la fin du monde
et apprendre à ne pas m’accrocher au bras de demain.
mais j’ai hérité de la maladie obsessionnelle du temps :
je vis dans le passé, car l’avenir m’achève à force d’arriver.
pour m’avoir fait étudier le passé de l’Histoire, pour m’avoir appris à y consentir,
pour m’avoir mis en garde contre ses mensonges, pour m’avoir intimé d’y croire malgré tout,
parce qu’ il nous faut bien des repères,
et que les gagnants ne peuvent pas avoir absolument tort,
pour m’avoir demandé de me faire spectatrice des ignominies les plus grandes tout en m’invitant, car rien n’est noir ou blanc, à ne pas perdre espoir.
je réponds ceci, avec la fatigue qui me revient des autres,
et la responsabilité qui m’appartient à moi :
il faut beaucoup de courage pour regarder ceux qu’on aime dans les yeux, et leur avouer que non, ça n’ira pas, pas cette fois-ci, et donc, forcément, aucune autre fois.
oui, ceci est une correspondance,
une lettre écrite à bout de bras,
un espace pour te dire que l’avenir achève, que la parole n’y peut rien,
mais que d’appréhender ainsi la fin
me semble être, aujourd’hui, le seul moyen
de nous faire gagner … du temps.
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