
« Apodictique : Qui a une évidence de droit et
non pas seulement de fait » Dixit le Petit
Robert.
Hélas, il n’y a pas d’évidence. Il n’y a pas de
droit. Il n’y a que des faits, des faits divers. Et
l’hiver est si long par ici.
Geneviève Desrosiers, Fragments
chère geneviève,
le mois de mars arrive déjà à nos portes enneigées,
et montréal a quelque chose de morne. les rues sales lui tracent de grands cernes
sous les yeux, la fatigue est partout, entre les usagers d’un métro maintenant surpeuplé
que tu n’as pas connu, individuellement éreintés dans l’empressement collectif
du désir de s’en sortir,
de vivre mieux.
mars arrive en me rappelant que ce mois a signé ta disparition.
mars arrive en m’invitant à porter un regard poétique sur le monde,
à l’entrevoir avec la lucidité dont tu as fait preuve dans ces écrits
que tu n’aurais peut-être jamais publiés de ton vivant.
la note biographique figurant à la fin de ton recueil posthume m’a appris
qu’un soir de fête, de peine ou d’ivresse, tu es tombée d’un balcon, à 26 ans.
peu de temps avant ta chute, tu écrivais d’une prémonition contingente :
moi, je mourrai très jeune. tu me suivras afin d’éviter la tristesse.
je t’écris pour te dire que nous sommes nombreux à t’avoir suivi
dans les affres du langage, que tes poèmes ont fourré la mort.
que tu es parvenue à dire joyeusement le tragique de tous les jours.
je t’écris pour te dire que, t’ayant lu, j’ai ressenti que les mots me manquaient,
parce que je suis jeune, et que je n’ai appris que récemment à renoncer aux lubies
d’une connaissance pleine et vivante, une sorte d’omnipotence.
je sais trop que quiconque aspire à la profession des mots ressent sa petitesse,
qu’il y a du bon à douter de ses élans, à parsemer d’humilité chaque emportement,
mais je suis jeune et l’impertinence d’écrire me colle à la peau.
je suis jeune, et je tends davantage à parler de moi, car je ne sais pas écrire de la fiction.
car la fiction m’a toujours semblée fade au regard des jeux troubles de la conscience.
mais toi, sans le savoir, tu étais jeune, et tu as su.
il y a, dans ta poésie, une fougue ravageuse, l’impression que les mots
débordent leur sens, et se coulent à la page dans un mouvement à la fois grave et enjoué.
dis-moi, dis-moi comment dire
en jouant, dire en pointant, dire en touchant
dis-moi, dis-moi comment
ne pas succomber aux larmoiements apitoyés, à la maladresse de se raconter.
dis-moi, dis-moi comment
éviter la complaisance de faire de l’histoire de sa vie le drame de personne.
tu m’aurais sûrement dit : nombreux seront nos ennemis,
nombreux seront les mots qui ne viendront pas,
nombreuses seront les embûches, et les nuits blanches.
nombreux, les égarements sans garde-fou,
nombreuses, les idées affalées au sol, gisantes
dans la marre nauséeuse et rougeâtre du silence,
là où l’impression que l’on a déjà tout dit s’affirme à la manière d’une vérité apodictique, là où s’affirme l’évidence que la parole ne peut plus rien pour nous.
tu m’aurais sûrement dit : tu verras comme nous serons heureux,
parce que l’ennemi premier a plus à voir avec le renoncement, avec les possibles
que l’on laisse à d’autres, comme si il n’y avait que soi pour douter de soi.
comme si écrire dans le vide valait mieux que de se taire,
comme si écrire une lettre à une morte pouvait me sauver
de l’impertinence de ma jeunesse.
rachel