un visage dévasté

l’écriture a toujours été sans référence aucune

ou bien elle est…

Marguerite Duras, Écrire

j’aurais voulu commenter l’incipit de l’Amant, de Marguerite Duras,

mais je sais trop bien que c’est un usage usé, un déjà-vu si grotesque

que l’on ne saurait dire autre chose de moi que je suis de mon temps,

mais qu’avez-vous tous à attendre de l’incipit qu’il soit grandiloquent,

qu’il contienne, en tout ou en partie, en acte ou en puissance,

l’essence du texte à venir ?

l’incipit est le seuil que l’on franchit sans trop prêter attention,

trop pressés que nous sommes d’arriver à bon port, à la promesse trahie

de l’aboutissement, transportés par l’inadvertance de la découverte.

on y reviendra, bien sûr, mais, avec au fond de soi-même,

par omission volontaire du réel, des vies vues et des morts vécues.

l’Amant est de ces livres que j’ai lus sans en épuiser l’essentiel,

de ces lectures décousues et brumeuses qui confirment la défaillance de la mémoire.

de ce roman informe m’est resté un désir du difforme, l’impression que les romans

pouvaient s’écrire par à-coups, dans une démarche fragmentaire, presque insolite.

j’aurais dû comprendre que s’y déployait un jeu d’oppositions, de pouvoirs :

entre les membres d’une famille noblement sauvage se tiraillant en Indochine,

entre la blancheur d’une peau et la culture écrasée d’un peuple oriental,

entre la jeunesse des corps désirables et la bassesse des intentions matures.

mais je lisais sans comprendre, sans me douter qu’un jour

on eut pu me demander ce que j’en pensai, ce qu’il m’en resta…

quand on m’interrogea, je parlai de la première page, du visage dévasté

qui, me disai-je, était le lot des écrivains, parce qu’il me sembla

qu’écrire sur soi avait quelque chose du désastre.

évidemment, j’avais tout confondu : je pensais que c’était la jeune fille

qui arborait le visage dévasté, que Duras avait eu la sensibilité de démontrer

qu’un enfant pouvait n’avoir jamais rencontré sa jeunesse,

sorte de rendez-vous manqué avec soi-même,

avec l’ordre des choses et le sens d’une vie.

mais, au vrai, Duras dit ceci, et rien d’autre :

Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

temporalité aspectuelle, registre presque familier, nonchalance narrative brutale,

c’est d’être et d’avoir été dont il est question, d’être et d’avoir été

dans le regard de l’Autre, d’être et d’avoir été pour soi, malgré ce monde

qui dicte par un simple regard et cette mort qui vide la vie de sa substance

par l’entremise du silence.

ces quelques phrases ramassées en une seule page indiquent au lecteur

qu’il sera question d’une métamorphose, de ce passage douloureux,

quoique magnifique, entre la beauté juvénile, lisse et impersonnelle de l’inexpérience,

et la porosité apparente d’un visage qui a vécu, ou dira-t-on survécu,

dans les plis duquel l’œuvre du temps se laisse deviner.

cette lente destruction qu’opère la vie vécue sur un visage, sur les traits d’un récit,

prendra forme dans une absence de chronologie, façon de dire que l’histoire d’une vie

est dépourvue de centre, que les souvenirs qui demeurent ont bien plus à voir avec

l’achoppement que l’épanouissement.

l’amorce d’un roman est un seuil que l’on franchit sans trop prêter attention,

on aime à penser qu’elle offre une clé de lecture fabuleuse, mais au vrai,

l’incipit témoigne de la complaisance avec laquelle nous fixons

la course effrénée du temps, l’ordre infini des causes

dont nous ne connaissons ni le début

ni la fin.

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