
noli me legere. ne me lis pas, dit l’œuvre. le texte est une porte entrouverte, laissant s’échapper par l’embrasure un faisceau lumineux accueillant. il faudrait oser franchir le pas, mais pour qui sait lire, on y indique sur un panneau :
défense d’entrer
ici, je veux te laisser prendre place, perdre pied. je t’invite à l’intérieur, en cet espace du devenir, où tu pourras me pourchasser, te perdre aussi. je t’invite à me chercher au détour de chaque phrase, à te demander pourquoi ceci et pas cela. je t’invite à peser mes mots, comme tu pèserais les tiens. devant un tribunal, devant ta langue qui fourche, ta voix qui fausse, ta pensée qui meure de ne pas avoir su trouver écho en un langage légitime, un langage signifiant. je t’invite là où je pourrai me fourvoyer, me cacher aussi. je t’invite et tu dois me suivre. je te prends cordialement en otage, et je sais combien ton temps est précieux, et courte ton attention. et je sais que l’intransigeance te guette tout autant que l’indifférence. mais je n’ai pas la force de t’inventer des mondes. je n’ai pas le courage de t’offrir de nouveaux registres. je n’ai pas l’envie de te parler de moi.
je n’ai pas la patience de t’attendre me commenter.
je veux simplement que tu daignes entrer, avec ta curiosité mal placée, tes attentes impossibles, tes fatigues de la journée, tes souvenirs rafistolés, tes violences de questions sans réponses. je veux que tu daignes entrer, que tu te prêtes au jeu, car je te le promets, je te redonnerai à toi-même d’ici quelques pages. je te le promets, je ferai vite, et ce sera déjà fini au moment où l’envie te prendra de quitter.
mais accroche-toi, je n’ai rien à te dire. je suis honnête, ça devrait suffire pour te plaire. ça suffit toujours, être sur le point de dire quelque chose, pour instiguer l’attente, pour faire grandir le désir d’aller vers, de traverser. je te laisse me traverser, je suis un chemin de traverse qui ne mène nulle part, une voix dans ta tête qui tâtonne, une idée parasitaire qui, de l’intérieur, prendra racine, et tu m’en voudras de m’être logée en toi, en ayant dit, il est vrai, si peu.
ceci n’est pas un pont. ceci n’est pas une halte.
ceci n’est que parole agissante, portée [au dehors].
mais je t’en prie, ne m’en veux pas. pour toi, j’ai mille lieux communs. je veux t’offrir une parole qui ressemble à la vie, à ses impossibilités. je pense, vite comme ça, à la neige qui danse sur l’écran bombé d’une télévision cathodique. je pense à l’aiguille coincée entre deux postes radiophoniques qui donne à entendre le son de l’intermission. je pense à l’écho d’une voix frappant les murs coussinés d’une chambre d’asile. je pense à tes grands yeux noirs qui se cherchent dans l’étendue d’un miroir sans reflet. tu avances dans la tempête de mille symboles, et tes pas s’effacent déjà au moment où tu cherches à reculer. il faudrait tourner la page, mais qui sait passer à autre chose ? on avance avec le poids de soi devenu autre, on devient lourd de tout, on aimerait tant pouvoir jeter les restes, les usages, mais on n’y peut rien, on refuse de s’effriter en chemin, de choisir les morceaux auxquels on pourrait renoncer sans se défaire absolument. c’est qu’il n’est pas de centre, seulement un fouillis d’éléments essentiels, une collection de détails à prendre au sérieux.
alors écoute-moi quand je te dis que
je ne veux pas être comprise, que je veux
être
[entendue].
est-ce si difficile à comprendre ?
c’est qu’il me semble, nous avons oublié l’exigence de la parole. c’est qu’il me semble, nous lisons les mots des autres comme nous consommons des biens. nous aimons dire j’ai vu, j’ai lu. nous aimons nous entendre avoir aimé, nous aimons nous voir jouir, nous imaginer mourir. // mais à la vérité, personne ne vérifiera si tu as bien lu. personne ne cherchera à produire une évaluation détaillée de tes exploits anonymes. au mieux, cela aura-t-il contribué à te faire une peau, à t’entretenir l’estime. tu te sentiras un peu moins négligeable parmi tes milliards de congénères. tu seras grand à l’échelle de ton univers, tu trouveras du réconfort à mesurer la parole des autres à la tienne, tu chercheras toujours à crier un peu plus fort, à contribuer à la musique du temps, à courir après ce « je » qui n’appartient à personne.
je suis le lecteur de ce texte. je ne consens pas à ce que l’on s’empare de ma parole. je sais que l’on pourrait écrire, à ma place, tout ce qui fait ma vie, mais je ne suis pas inquiet. je sais que le dragon de soi est une puissance qui brûle au fond de ma gorge, que personne, pas même une narratrice homodiégétique, ne pourrait se soustraire à ce qui fait la singularité de ma voix. elle me mime, elle me joue, elle me cite, elle me démontre que rien ne pourra jamais se substituer à moi, à ce moi de elle, ce moi par elle, à ce moi induit en lecteur qu’elle exprime sans jamais le dire.
ici, au bord du rien, je t’offre l’occasion de t’asseoir devant un texte
en te disant raconte-moi une histoire,
comme un autre m’aurait demandée
dessine-moi un mouton.
Ton écriture est dérangeante, ça tombe à pic, j’aime être dérangé.Est-ce que tu connais la poétesse iranienne Forough Farrokhzad, si non, tu dois.
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dérangeante, en quoi ? et non, je ne la connaissais pas, mais je compte bien la lire.
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Re bonjour Rachel Lamoureux, dans mon commentaire, je n’aurais pas du utiliser le mot dérangeante, je voulais dire touchant mais un plus fort.
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Bonjour Rachel Lamoureux, peut-être connaissez- vous Hélène Bessette ??? Il m’a semblé que cette auteure vous irait. C’est une intuition.
Vingt minutes de silence Collection Blanche , Gallimard Parution : 25-02-1955 N’APPARTIENT PLUS AU CATALOGUE DE L’ÉDITEUR DEPUIS 2006 Tout comme Stendhal, Hélène Bessette a pris pour thème de son roman *Vingt minutes de silence* un fait divers : c’est l’histoire d’un parricide. Toutefois rien n’est moins stendhalien que la façon dont elle raconte et interprète ce parricide. La «manière» de cet écrivain hautement original commence à être connue et appréciée par les amateurs de bonne littérature. Ce roman, comme ses précédents, est une sorte de vaste poème à la Prévert, plein de coupes singulières et d’imprévu. Hélène Bessette, avec *Vingt minutes de silence*, pourrait bien avoir réussi ce qui a tenté tant d’écrivains, à commencer par André Gide : donner une valeur exemplaire à un fait divers. Elle a pris les journaux et a procédé à une véritable transmutation de la vie dans ce qu’elle a de plus humble, en art. Marc Lincourt http://www.marclincourt.org
514 622 4892
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