les seuls bons romans sont ceux qui font comme si la fiction pouvait encore quelque chose pour la collectivité et qui, au mi-temps de leur narration, s’arrêtent, se regardent dans la glace, ressentent un haut le coeur, vomissent, et ne reprennent jamais là où ils en étaient, parce que la vie hors du roman ne tolère aucune résolution, et donc le roman a intérêt à s’inventer une fin qui se continue dans le début de nouveaux problèmes.

on aura mis l’accent sur l’amitié (inrocks) ou sur la poétique brutaliste (en attendant nadeau), pour faire passer la pilule jaune signée grasset.
je l’avoue, en déshabillant le livre de sa jaquette tricolore, découvrant le canari gaufré de la couverture coiffé du titre brunâtre, j’ai pensé au printemps au parking de rochefort (69), aux écritures punks fleurissant aux côtés des BHL & moix depuis maintenant 50 ans…
rochefort commençait son roman en faisant dire à son protagoniste que « la seule façon de résumer la situation au moment où je me retrouve dans la cour, tout seul et les mains vides, le passé mort et l’avenir pas encore né, c’est : ils me font tous chier. ça peut paraître brutal mais c’est comme ça. »
un père a dit « ôte ta tête de mon écran » et le gosse « l’ôta » – pour de bon.
les romans commencent quand la thématique tombe, se renverse inutilisable comme une chaise,
quand ce qu’on voulait dire a été dit, et qu’il faut continuer.
alors, m’adressant aux autres critiques, je demande : comment penser pouvoir parler d’un livre depuis la thématique qu’il a abandonnée, la rendant plus inusable encore afin de mieux montrer son caractère inopérant (?) comment parler d’un livre sans consentir à partager son langage, sans briser la gangue du politiquement correct (?)
je veux dire, un roman sur me too n’aurait eu de bon que l’intention (et encore), alors on dira du dernier despentes qu’il est un roman par me too, et donc qu’il est autre chose.

si l’essai sociopol porte sur, le roman travaille par.
c’est que les critiques identifient les objets littéraires comme on baptise faute de mieux les enfants, par des prénoms mille fois attribués qui porteront préjudice aux singularités – à la manière des hashtags : #metoo, #confinement, #drogue, #guerre, #cinéma, #littérature.
mais ce cher connard, ce n’est
(1) ni l’apologie de la philia qui viendrait béatement réunir la victime (zoé katana) et l’agresseur (oscar jayack) par le concours d’une actrice des années 80 s’étant réinventée féministe sur le tard (rebecca latté),
(2) ni le brûlot grossier, criard et obscène auquel les détracteurs de despentes (au son tapageur du titre) s’attendaient en mouillant leur slip de cette excitation perverse qui garde éveillés la nuit les voyeurs.
ce livre est l’exemple phare de ce que peut la littérature aujourd’hui, contre la polarisation, le consumérisme, le cynisme et l’autre gros isme qui (n’en étant pas un) les conditionne tous, s’étant installé durablement au fond de notre ventre (et de notre rétine) comme un ver solitaire holographique : l’asocialité des réseaux sociaux.
le mouvement metoo n’aurait jamais eu l’effet, l’ampleur, la résonance qu’il a eu sans l’existence et l’usage des réseaux sociaux. on se souviendra que le hashtag sert précisément à sortir des micro-réseaux auxquels les algorithmes nous confinent afin d’atteindre (reach) une parcelle d’extériorité nouvelle.
plus encore, ce sont les groupes de discussion qui ont permis une concentration forte de dénonciations mais surtout de partage et de soutien, invitant les victimes à porter un regard rétrospectif sur le parcours semé de mines qu’elles ont traversé depuis les dernières années, et ce, comme tant d’autres, les poussant parfois à découvrir que le traitement reçu avait de quoi couvrir de honte des êtres mais aussi des structures (la justice), des industries (de l’art, du cinéma, du livre), malgré le silence mêlé d’assentiment de l’entourage et la déférence à l’égard d’incompétents immoraux en position de pouvoir, malgré la bêtise collective du c’est ainsi depuis toujours alors mordez la poussière, la demande absurde du soyez fortes si vous êtes de la trempe des dominées en peine de devenir dominantes, si vous êtes de celles qui préfèrent la négation destructive d’un système qui protège la violence et l’abus à la négation passive de l’anonymat, du salariat et des quatre murs d’un chez-soi hétéronormatif entre lesquels on se laisse mourir un jour à la fois.
en somme, nous aurions le luxe de choisir la forme de notre négation.
la résilience tant primée n’est que le symptôme d’un être ensemble phallocratique décadent où les êtres en danger apprennent à ne pas trop énerver les êtres dangereux, ou bien à guérir dans l’ombre de leur notoriété houleuse, ravagés et gisants sans recours, allant parfois jusqu’à chercher dans le désespoir et par tous les moyens possibles à devenir eux-mêmes dangereux.

alors s’il est vrai que le roman de despentes part en force, en fulgurance, au fil des cent premières pages, le lectorat est surpris par le tournant narratif qui dévie tranquillement vers l’univers de la toxicomanie, de l’abus de narcotiques, d’un mode d’existence dont la cadence est arrimée aux exigences mondaines (tournages, prix, comités, lancements), où l’on dépeint un ethos de personne décontractée, un peu cinglante, une personne qui navigue bien dans le foutoir contemporain.
le livre de despentes exemplifie avec brio les caractéristiques non pas essentielles (pas d’ontologie en littérature) mais singulières du genre romanesque : par-delà la narrativité ou la fiction, le roman est un univers de conflictualités, où les positionnements idéologiques contradictoires se côtoient et se fracassent dans une polyphonie cacophonique, faisant surgir des lignes de fuite, sourdre des voix alternatives.
le lectorat, dans son élan, est souvent tenté d’adhérer au propos des protagonistes qui, par le truchement de leurs idées, évoquent une posture, une gestualité critique, avec ses privilèges, ses préjugés, ses influences théoriques, son ignorance, ses dérives.
lire un roman, c’est tour à tour descendre dans le corps d’un sujet, s’imprégner de son univers mental, de son monologue intérieur, de sa perspective sur la construction qu’est le monde, et d’en tester la machine.
parfois, bien disposé, le lectorat opérera de lui-même les nuances, les corrections; d’autres fois, il insérera sans force le caillou dans l’engrenage afin de tout faire sauter…
le despentes se lit comme ça, avec un désir de descendre au plus bas (dans le machisme), au plus loin (dans la déconstruction), au plus près de nous (dans l’expression mineure d’un éventail de petits gestes qui conditionnent l’ignominie collective et provoquent l’effondrement d’édifices intérieurs).
honteux et coincé comme un rat qui couine devant l’hideur de la machine sociale, fumante et bruyante lorsque mise à nue, oscar se permet de qualifier le mouvement metoo de la vengeance des pétasses.
notre cher connard devrait peut-être se donner la peine d’étudier les mécanismes de la vengeance, qui tirent leur énergie de la défaillance d’un système duquel il devrait lui-même apprendre à vouloir se venger.