UNE POLITIQUE TEXTUELLE DE L’INTERLOCUTION DANS LE CHANTIER LITTÉRAIRE DE MONIQUE WITTIG



« Le dire ainsi est le dire à la hâte[1].»
Le début sera nécessairement bancal, un banc d’essai sur lequel siéger ou choir, où trouver plaisir à se balancer, parce qu’il me faut avancer à tâtons pour parler d’une œuvre tâtonnante. On connaît Monique Wittig de travers, depuis la fin, l’Amérique, La pensée straight[2] de Amsterdam à Balland, les théories queer, Judith Butler; et si on remonte un peu, depuis les années soixante-dix, l’indigeste poésie du Corps lesbien[3], la militance, le papier froissé du Torchon brûle,l’apparition du « moie », le « elles disent » des Guérillères[4], les gouines rouges, la fin du MLF sans oublier son début, la gerbe de fleurs, psych & po; et si on remonte davantage, Minuit, la traduction de L’homme unidimensionnel en plein 68, Claude Simon laudatif sans bon sens dans L’Express de novembre 64, le Médicis raflé pour l’Opopo.[5], Nathalie Sarraute rien de moins que mentor, du début à la fin.
À travers tout cela, on n’aura pas su parler de sa thèse[6], une thèse d’écrivain, un tout petit mémoire d’à peine cent dix pages ne suivant en rien les codes de rédaction ou de référence classiques, une thèse qu’on appellera ainsi moins pour les besoins de la cause que pour rire (i.e. pour fournir un énième exemple de la valeur toujours négociée des mots). Une thèse donc, écrite après (pendant, mais par-delà) la constitution de son œuvre créative, sa clôture, si l’on peut dire, avec le Virgile, non[7], si on laisse de côté Paris-la-politique, mais pourquoi ces fragments seraient plus fragmentaires que ceux qui constituent le corps des autres livres, dits « parasitaires » parce que tombés du corps principal auquel ils s’étaient « greffés » [8]. Si l’écriture est fragmentaire, selon quels critères l’écrivain effectue-t-il le départage entre la matière à garder et à rejeter? Où doit-il tracer la limite, le pourtour de la totalité d’un livre? Il est permis de penser qu’une ébauche de réponse à ces questions se trouve entre les pages de sa thèse.

Une thèse donc, donnant à penser dès son amorce qu’il y aurait dans le travail de l’écrivain deux temps de l’écriture : l’après, voulant que le texte ait atteint un degré d’existence tel que la critique pourrait s’en emparer comme d’un objet sur lequel passer la main, afin d’en sentir toutes les aspérités – la forme finie, l’ubérisation du texte; et l’avant, l’espace blanc de possibles, le risque de reconduire de façon bêtement mimétique « les formes de la littérature déjà-là[9] », le risque d’être parlé par le langage au lieu de parler de lui, la forme à venir, qui est déjà une forme, une « présence » dira Malabou. Cet avant, ce sera le temps long, étalé, pas recherché parce qu’à portée de main, le temps à fabriquer de cette thèse, sa production. Et surtout la mise à mal de ce primat de la théorie (et partant de la critique) sur le matériau brut de la fiction.
C’est qu’était soumise au jury de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales cette thèse qu’on appellera Le chantier littéraire : témoignage sur l’expérience langagière d’un écrivain, thèse menée à bien en 1986 sous la direction de Gérard Genette, que Wittig aura retravaillée longuement en vue d’une possible publication aux éditions P.O.L, thèse dont certaines parties auront été publiées ailleurs[10], d’où peut-être le trop peu d’intérêt consacré au Chantier, comme à une pâle copie, un brouillon, ou un ramassis de pensées hétéroclites. On pourrait penser que le Chantier n’a pas eu la place qu’il mérite dans l’œuvre de Wittig du fait de la redondance de certains textes, certaines idées, déjà parues de façon éparse dans l’une des nombreuses versions de La pensée straight ou ailleurs, sous forme de collaborations, en revues franco (Questions féministes) ou anglo (Feminist Issues). On pourrait penser que.
On pourrait parler d’un éparpillement, d’un tournant faussement théorique, d’un écartèlement de l’œuvre, d’un après (critique) de l’avant (créatif) qui est pourtant encore production textuelle. On pourrait aussi penser que l’œuvre de Wittig n’a pas eu la place, la réception qu’elle mérite, ni hier, quoique plus aujourd’hui, avec le surgissement extrêmement contemporain des formats poche en collection double, et celui des collectifs lyonnais. On pourrait penser que les approches des gender studies se sont emparées des idées de La pensée straight (heureusement, sans quoi on n’en parlerait tout simplement pas, de Wittig) en oubliant cependant que ces idées étaient le fruit du travail d’un écrivain. Chose certaine, depuis cet horizon de lecture, on peut s’étonner que le Chantier mette à l’avant-plan des considérations littéraires – langagières, laissant les revendications dites féministes ou de genre comme en périphéries, secondaires ou du moins toutes imbriquées dans la question de l’écriture.
On aura dit que Monique Wittig aurait été « minorée[11] » dans la France des années 70, au sein du groupe du Nouveau Roman, mais aussi au sein des différentes organisations militantes dans lesquelles elle aura occupé un rôle prépondérant, et suivant son départ aux États-Unis en 1976, du fait de dissensions idéologiques, mais ce serait comme trop gentil. À mon sens, l’élaboration du Chantier était l’ultime tentative de légitimer sa posture d’écrivain, depuis l’autre côté de l’Atlantique, par l’entremise de l’instance de légitimation qu’est l’université française, en critiquant virulemment la critique littéraire, ses manières, son herméneutique, ses scissions, son inanité, critique de la critique qui n’est pas sans rappeler le roman Les fruits d’or[12] de Nathalie Sarraute, mais Wittig, elle, ne se donnera même plus la peine de passer par la fiction :
Presque tous les courants de la critique littéraire moderne, pour autant que je les connaisse, ont tendance à liquider le point de vue critique des écrivains comme non scientifique, comme pris à la glu de sa propre intentionnalité. Mais c’est pour moi une erreur d’essayer de l’éliminer ou au mieux d’en traiter avec condescendance. Je ne vois même pas comment on pourrait s’en passer. Car c’est un point de vue qui précède en quelque sorte le travail littéraire et qui nous donne un aperçu sur le faire, sur le procès d’écrire. Et les fameuses « intentions » des auteurs qui font tourner en bourrique toute vraie critique portent le plus souvent d’abord et avant tout sur des points techniques de leurs entreprises, sur les solutions pratiques qu’elles imposent, sur les procédés dont elles sollicitent la recherche[13].
Comme si l’écrivain n’avait pas conscience de la portée de son geste, comme si l’écrivain n’avait pas la capacité de penser l’écriture par-delà l’élaboration d’une poétique, d’un projet. La peur de « l’intentionnalité » de l’écrivain viendrait du rejet de la formule j’ai voulu dire ceci : le lecteur (le critique) ne voudrait en aucun cas qu’on lui prescrive une manière de réception, mais, en même temps, il ne saurait tolérer qu’un écrivain ne sache pas ce qu’il a voulu faire. Explicitement critique du mouvement structuraliste barthésien, Wittig ira jusqu’à dire tout bonnement, sur le ton de la consternation, qu’« on a éliminé l’écrivain de l’écriture[14] ». Or, il s’agirait moins de se défaire de l’écrivain que de comprendre l’étendue et la nature de son action :
L’opération critique d’un écrivain ne pourra jamais être appelée scientifique dans la mesure où elle fonctionne non seulement sur un axe paradigmatique, mais sauf à réduire à l’extrême son activité (à échapper à l’imaginaire, au subjectif) elle ne peut pas avoir un champ unique[15].
En cela, le Chantier s’offre comme un espace de recul, un espace de resémantisation de contenus de pensée littéraires qui ont été détournés d’eux-mêmes : l’écrivain, son rôle, ses pouvoirs; le langage, sa matière, ses effets; la politique, sa charge littéraire, ses moyens, ses interrelations avec l’art, le combat, la lettre.
Tout l’enjeu de ce travail de recherche (cette expérimentation textuelle), sera de rendre tangible le chemin réflexif, et par là même historique, qui a mené Wittig à l’élaboration d’une théorie philosophique du langage, d’une politique textuelle de l’interlocution. En somme, il s’agira de penser la cohérence (selon un rapport d’implication logique) entre la Wittig écrivain (impliquant) et la Wittig thésarde (impliqué). Le défi sera de montrer que si Wittig a souvent pris le contrepied de formes déjà-là (roman classique, dissertation critique), elle a su prendre appui sur des structures protosubversives (nouveau roman, thèse créative), en n’ayant d’autre projet que de passer du conformisme absolu à la révolution radicale, en faisant pénétrer ces structures textuelles nouvelles là où elles sont de manière générale fétichisées parce que sous-estimées : entre les murs de l’université, et plus largement, entre les murs de la cité.


Monique Wittig nouveau romancier ?
Parce que certaines figures phares de ce mouvement littéraire des années cinquante qu’on aura appelé le Nouveau Roman ont été relativement conservatrices (i.e. Alain Robbe-Grillet, pour ne nommer que lui, surtout lui, mais aussi Jean Ricardou et Nathalie Sarraute, chacun à leur manière), on y aura peu ou pas associé Monique Wittig, bien qu’elle n’ait jamais démenti sa reconnaissance envers l’école de Minuit[16]. Ou du moins, faudrait-il savoir distinguer les phases de ce mouvement, de la caractérisation péjorative faite du dehors dans la presse (années cinquante, soixante) à la revendication consciente et joueuse (antiparastasique comme dirait l’autre) de cette épithète qu’on situe aux alentours du colloque de 71 à Cerisy : Nouveau Roman: hier, aujourd’hui[17], dont l’acte sera publié aux éditions 10/18. Or on nous rappelle en préface du Chantier que : « son nom [Wittig] n’aura été mentionné qu’une fois, par Raymond Jean qui voit dans Les Guérillères la preuve qu’il n’y a pas forcément incompatibilité dans le nouveau roman entre thème politique et travail formel[18] ». Pas forcément incompatibilité, autant dire que ce lien reste à faire, à penser, que ça n’a jamais été une priorité, un enjeu, un projet, du moins pas chez les écrivains du Nouveau Roman. Autant dire que Wittig est nouveau romancier pour autant qu’on ne reçoive ses textes que selon une certaine lecture, un peu comme on aura lu L’opoponaxdans Le Figaro littéraire avec Jean Chalon (« Les trois premières lignes de votre roman sont un peu lestes[19] … ») ou dans Lectures pour tous avec Pierre Dumayet (« À la dernière page, Valérie Borge et Catherine Legrand vont l’une à côté de l’autre dans le car qui les conduit en excursion. C’est là le comble de l’intimité. […] Si le roman s’arrête là, c’est qu’ensuite il deviendrait une affaire de grande personne ou presque[20]. »), au temps de la réception du Médicis, en voulant voir entre les pages de ce premier roman de l’amitié là où il y avait de l’amour, de la curiosité enfantine là où il y avait de l’éros. C’est qu’il fallait s’en tenir (était-ce possible d’en faire autrement) à une lecture enfantine de son livre, c’est-à-dire une lecture apolitique, voire dépolitisée, sans quoi il aurait fallu accepter d’ouvrir la discussion (adulte?) sur la place prépondérante des idéologies dans le langage, la possibilité d’aménager dans les textes créatifs un espace du contre-normatif, de créer des « contre textes[21] », dira-t-elle un peu plus tard dans son deuxième livre.
S’il peut sembler étrange de se demander si de oui ou non l’on peut ranger Wittig auprès des nouveaux romanciers, c’est que cette question met en lumière la façon dont Wittig n’a jamais vraiment trouvé sa place au sein d’un groupe (littéraire ou militant – disons idéologique), que ce soit par le logo d’une maison d’édition (le « M » étoilé) ou la tenue de colloques (Cerisy) visant à unifier des démarches qui n’avaient peut-être de commun qu’un désir de mettre à mal les codes du roman réaliste balzacien. En cela, il me paraît éclairant de soutenir que Monique Wittig était autant nouveau romancier qu’a pu l’être Marguerite Duras, c’est-à-dire qu’elles l’étaient autant qu’elles ne l’étaient pas, ce qui n’arrange rien.

Si l’on sait toute l’estime que lui a portée Claude Simon, suivant son éloge de L’opoponax dans L’Express, on ne sait pas vraiment comment Wittig (son œuvre) était perçue au sein du groupe (qui n’était pas vraiment un groupe, quoi qu’en dise Ricardou). À cet effet, la table ronde Le Nouveau Roman : passé, présent, futur[22] ayant eu lieu à l’université de New York en 1982 (soit quatre ans avant le dépôt de sa thèse) s’avère très éclairante : y étant, Wittig ne sera intervenue que très peu, affirmant au passage un rejet de « l’écriture féminine[23] », et proposant une caractérisation double de la nature du langage (abstraction/matérialité) en procédant à une analogie avec la double nature de la lumière, analogie que l’on retrouvera à maintes reprises en les pages du Chantier[24].
Lors de la table ronde de 82, Wittig ne fera que remettre en question l’affirmation binaire (et disons-le, très longue) de Robbe-Grillet, celui-ci niant catégoriquement toute cohabitation possible entre des éléments hétérogènes, des théories contradictoires, parlant du rapport d’intolérance entre les lectures d’un même texte (le sien – Le voyeur, 1955), de Barthes à Blanchot, lectures s’excluant mutuellement (supposément), lui disant qu’ « [i]l est impossible qu’il y ait un monde cohérent où la lumière soit à la fois des ondes et des corpuscules[25] », et elle de répondre que « pour chacun qui développe ces théories ondulatoires et corpusculaires de la lumière, chacune est juste, chacune est vraie, n’est-ce pas[26]? ».
Se joue entre eux deux un bras de fer philosophique quant à ce qu’on appellera les théories de l’interprétation et de la réception, quant à la rencontre des discours dans l’espace social, quant à la nature du geste interprétatif dans l’espace littéraire. En cela, je ne crois pas m’égarer en mobilisant cette anecdote. En fait, je crois qu’il faut s’intéresser à la forme de leur discours : le peu d’intervention de la part de Wittig (elle ne jouit d’aucune crédibilité, d’aucun espace de parole, elle n’ose pas même s’expliquer), le trop d’intervention de la part de Robbe-Grillet (il exprime explicitement le monopole hétéronormatif de l’universel, par son temps de parole qui lui est comme dû, son ton impératif presque injonctif, sa manière de se raconter en se mettant en relation ostentatoire avec les plus grands critiques de son époque), la non-intervention de la part de Sarraute (quid de la solidarité entre femmes écrivains… mais peut-être Wittig et Sarraute ne partageaient-elles pas le même esprit contestataire, seulement cette impression que les cartes du social se jouaient depuis le langage… mais à bien comprendre cela, il eut fallu prendre la parole, se liguer contre la posture d’autorité d’un Robbe-Grillet…).
En somme, le premier surgissement de l’analogie entre la nature de la lumière et du langage lors de cet échange avec Robbe-Grillet me laisse penser que ce discours de sourd a marqué Wittig par son achoppement, l’a invitée instamment à se positionner quant à la question des lectures possibles d’un texte (sa polysémie), à la part de vérité et d’erreur dans la critique, aux effets du langage dans le monde du texte, mais aussi, dans le texte du monde. Il ne me semble pas anodin que la première proposition dont elle ait ébauché les grandes lignes dans son introduction du Chantiers’intitule « De l’hétérogénéité et de la versatilité des éléments en présence ». Il fallait se positionner au plus vite quant à la question de la réception d’une œuvre créative, par-delà les présupposés du Nouveau Roman, et ce, de la manière la plus rusée, la plus agonique qui soit, ce que le Chantier ne manquera pas de faire.


« Qui serait assez fou pour vouloir parler[27] »
J’aurai déjà assez parlé du groupe du Nouveau Roman, pour exprimer combien Monique Wittig n’en était pas, mais il n’en demeure pas moins que ce groupe présentait un potentiel politique indéniable, potentiel qui se distingue en tous points de la doctrine sartrienne de l’engagement. Ce potentiel, et le Chantier nous permettra de dire qu’il a été en quelque sorte actualisé dans l’œuvre de Wittig, a permis le surgissement d’une définition alternative de la littérature.
Déjà, on trouvait en introduction au Problèmes du nouveau roman[28] de Jean Ricardou un premier renversement quant à la question de l’utilité de la littérature dans la société, par-delà ses hauteurs, ses élites et ses salons mondains, mais ce, sans se camper du côté d’une littérature-divertissement ou de masse : en ces pages, il soutient l’idée selon laquelle la question serait moins celle de l’accessibilité du plus grand nombre à la littérature que le type de « présence » que cet art permet de développer à ceux qui le pratiquent. C’est que cette pratique littéraire, ce mode d’existence, confèrerait au praticien une « vertu détersive » qui aurait des effets réels dans toutes les strates de la société, du fait que le langage ne discrimine pas (ce sont les gens qui discriminent, par les usages choisis/ subis, ce qui est malheureux). Le langage se rend partout, façonne tout, allant même jusqu’à « ruine[r] la confortable idée du « réel »[29] ». La description littéraire des choses du monde permettrait une saisie linéaire, non simultanée des objets (référents), mais aussi des mots (signifiants), en problématisant « le découpage langagier[30] » qui opère catégoriellement dans l’espace social. La littérature aurait donc ce pouvoir de créer des « machines à désorienter [l]a vision », fournissant les moyens au littérateur de déchiffrer « l’innommable entrecroisement des signes[31] ».

Nathalie Sarraute ne disait pas autre chose dans son essai L’ère du soupçon[32] quelques années avant Ricardou. Abordant à rebours la dichotomie entre réalisme et formalisme dans un chapitre qu’elle a intitulé « Ce que voient les oiseaux », elle procède à une interpolation de ces étiquettes, exprimant qu’il n’y aurait rien de plus formaliste que les procédés du réalisme, tandis qu’il n’y aurait rien de plus fidèle au réel qu’une méthode d’écriture axée sur la forme, méthode qui viserait chez l’écrivain :
[…] à saisir, en s’efforçant de tricher le moins possible et de ne rien rogner ni aplatir pour venir à bout des contradictions et des complexités, à scruter, avec toute la sincérité dont il est capable, aussi loin que le lui permet l’acuité de son regard, ce qui lui apparaît comme étant la réalité[33].
Si de prime abord elle semble vouloir fixer les traits caractéristiques d’une œuvre littéraire légitime, c’est qu’elle tente de mettre à distance les pratiques de lecture qui n’auraient en somme rien de littéraire, en ce qu’elles ne viendraient que conforter une compréhension limitée de la réalité, héritée d’un réel construit (qu’on ne saurait reconnaître comme tel), d’où l’exemple pictural de la peinture des raisins de Zeuxis[34] : les oiseaux s’évertuent à picorer la représentation si fidèle des raisins qu’elle les en berne, laissant penser par analogie que le commun grignote des livres qui ne sustentent pas, du fait de leur facticité, des livres se faisant passer pour réalistes, mais qui ne servent pas l’époque, ou qui servent comme des mouchoirs à jeter, en somme, qui ne supportent pas d’être relus.

Une poétique textuelle de combat
Tout le potentiel politique du Nouveau Roman, ébauché à l’aide de ces deux exemples, se mesure à la redéfinition du langage, à la reconnaissance de sa dimension matérielle, à la portée effective que sa matière a sur le monde, à sa concomitance d’avec les idéologies. S’il est difficile de défendre l’influence que Jean Ricardou a pu avoir sur Wittig, celle de Nathalie Sarraute est indéniable. En témoigne, par-delà l’hommage dithyrambique qu’elle lui fait entre les pages du Chantier, ce bref passage fictif, intitulé « L’assemblée », passage qui n’est pas sans rappeler la finale du Corps lesbien, passage tiré du recueil de textes Paris-la-politique que j’avais mentionné plus haut, comme d’une excroissance à l’œuvre créative de Wittig :
L’espace physique qu’elle a déserté est froid et froid de mon côté de l’épaule au genou. L’une d’elles dit d’une petite voix : Qu’on lui coupe le cou. Bien entendu ce ne sont que des mots. Mais l’usage d’un mot, il appartient à Nathalie Sarraute de l’avoir découvert, peut accomplir un glissement vertigineux dans l’organisation de l’espace des personnes en présence. Tout d’un coup les corps ne se tiennent plus de la même façon. Il y a une tension, un raidissement dans le maintien général[35].
Tout y est : « un espace physique » où un corps parle (« l’une d’elles dit d’une petite voix »), use de la parole, sans qu’il ne faille crier, proclamer, la parole dont on use afin d’infléchir le cours des événements, le poids de ces mots qui « ne sont que des mots » et c’est déjà beaucoup, c’est déjà tout. Car l’usage d’un mot accomplit le faire, perturbe l’état des choses, opère un « glissement vertigineux dans l’organisation de l’espace », touche les corps qui « ne se tiennent plus de la même façon ». Le mot convoque « une tension », le mot révèle les rapports de pouvoir, d’intentionnalité, le danger de dire, de médire ou d’omettre. Tout y est : tous les éléments constitutifs de ce que j’appelle la politique textuelle de l’interlocution de Wittig se trouvent réunis en quelques lignes.
Le Chantier, thèse d’écrivain, se demande de quoi un écrivain est-il capable ? On répondra : d’écrire des livres. À juste titre, on se demandera qu’est-ce qu’un livre, un livre véritable, c’est-à-dire littéraire ? Wittig nous dira qu’il s’agit d’une « machine[36] » de mots, d’un dispositif de guerre qui trimballe au creux de son ventre, à la manière du cheval de Troie de l’épopée virgilienne, le pouvoir de créer un « malaise[37] » dans le langage convenu, reçu, hégémonique. Le devoir de toute œuvre littéraire nouvelle serait, selon elle, « de démolir les formes vieillies et les règles et conventions[38] ». Wittig nous dira que l’écriture est « un travail matériel devant lequel on ne peut pas fuir dans les idées[39] », une mise en chantier du « cela va de soi » des mots dans leurs usages sociaux. Le Chantier donne à penser le ce dans quoi l’écrivain se lance, se plonge, s’engage. Le Chantier révèle la double nature du langage en caractérisant sa double fonction : le réel aurait pour toile de fond le langage, le langage serait principe et de fixation et de dynamisme du réel, c’est-à-dire qu’il y aurait « une plastie du langage sur le réel[40] ». En cela, par-delà le matérialisme historique dont on sait que Wittig y a adhéré, aux côtés de Colette Guillaumin et d’autres, il y aurait chez elle une allégeance idéologique plus grande, plus ancienne, plus structurelle, celle d’un matérialisme textuel. Si l’on peut dire de l’écrivain qu’il est cet enfant qui joue aux mots, c’est qu’il est le seul à se trouver en véritable situation de discours, là où il est possible d’intervenir sur la matière qui imprègne, forme, infléchit les esprits.
Suivant cette théorisation du monde comme espace textuel, nous serions toutes et tous marqués par le langage, jusque dans nos corps. Ainsi, si l’écrivain a le devoir de « déganguer », voire « brutifier » le langage afin de se le réapproprier, il ne s’agit pas simplement de ramener les mots à leur matérialité en revisitant les théories linguistiques saussuriennes ou en produisant une poétique dépouillant les signifiants de leur signification, mais bien de les charger sémantiquement autrement. C’est en cela que Monique Wittig est une immense héritière de la théorie de l’interlocution de Nathalie Sarraute, l’interlocution renvoyant non pas à l’ensemble des propos échangés lors d’une discussion – ce que les linguistes appellent locution, mais bien à « ce qui se passe entre les gens quand ils parlent[41] », c’est-à-dire au processus de partage de mots habités ou à habiter, voire de gestes textuels, ou encore « toute action liée à l’usage de la parole, aux accidents du discours (arrêts, excès, défaut, ton, intonation) et aux effets qui s’y rattachent (tropismes, gestes)[42] ». Le Chantier s’offre comme la performance en acte d’un acte performatif de langage quant au pouvoir du texte créatif dans l’espace social.
C’est peut-être à cela qu’on pourrait reconnaître le caractère nouveau des romans de Wittig, qui ne sont ni des romans, ni des essais, mais de véritables machines textuelles. Ces machines, en mettant à nu le pacte social du langage, indiquent à qui veut bien l’entendre que les mots sont des armes qui peuvent rendre fou comme ils peuvent tuer, qu’à ne pas vouloir apprendre à les manier, ce sont eux qui toujours nous manieront, c’est-à-dire les locuteurs qui se cachent derrière une phrase comme
ce ne sont que des mots.

[1] Monique Wittig, Le chantier littéraire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 84.
[2] Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
[3] Monique Wittig, Le corps lesbien, Paris, Éditions de Minuit, 1973.
[4] Monique Wittig, Les guérillères, Paris, Éditions de Minuit, coll. « double », 1969/2019.
[5] Monique Wittig, L’opoponax, Paris, Éditions de Minuit, coll. « double », 1964/2018.
[6] Du moins pas avant 2012, et de façon assez peu exhaustive dans le collectif de Benoît Auclerc et Yannick Chevalier (dir.), Lire Monique Wittig aujourd’hui. Nouvelle édition [en ligne], Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012 (généré le 18 septembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pul/4167>. » Extrait de: Benoît Auclerc. « Lire Monique Wittig aujourd’hui. » Livres.
Ou encore en introduction à une analyse du Corps lesbien dans l’article de Chloé Jacquesson, « « Sautant en mille morceaux sans pouvoir m/e disjoindre complètement » : sur quelques effets d’illisibilité dans Le Corps lesbien de Monique Wittig », dans Fabula-LhT, n° 16, « Crises de lisibilité », dir. Jan Baetens et Éric Trudel, janvier 2016,URL : http://www.fabula.org/lht/16/jacquesson.html, page consultée le 23 avril 2022.
[7] Monique Wittig, Virgile, non, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
[8] Monique Wittig, Paris-la-politique, Paris, Éditions P.O.L, 1999.
[9] Monique Wittig, Le chantier littéraire, op. cit., p. 73.
[10] Voir l’article de Audrey Lasserre, « Histoire éditoriale », dans Monique Wittig, Le chantier littéraire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 173-180.
[11] Christine Planté, « Préface », dans Monique Wittig, Le chantier littéraire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 12.
[12] Nathalie Sarraute, Les fruits d’or, Paris, Gallimard, coll. « blanche », 1963.
[13] Monique Wittig, Le chantier littéraire, op. cit., p. 40-41.
[14] Idem.
[15] Ibid., p. 50-51.
[16] En atteste la toute nouvelle parution en NRF intitulée Nouveau roman. Correspondance 1946-1999, édition établie, présentée et annotée par les spécialistes Carrie Landfried et Olivier Wagner où le nom de Monique Wittig n’apparaît ni en introduction, ni même dans l’index des noms en fin de volume, cette absence donnant à penser qu’aucun des acteurs du mouvement (Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon) n’aurait mentionné son nom.
[17] Jean Ricardou & Françoise Van Rossum-Guyon (dir.), Nouveau roman : hier, aujourd’hui. 1. Problèmes généraux, Paris, 10/18, 1972.
[18] Christine Planté, « Préface », dans Monique Wittig, Le chantier littéraire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 12.
[19] Jean Chalon, “Les lecteurs de Monique Wittig (prix Médicis 1964) doivent rentrer dans le ‘‘on’’”, Le Figaro littéraire, 9 décembre 1964, retranscrit par Yannick Chevalier sur le carnet Études wittigiennes / Wittig Studies, mis en ligne le 14 avril 2020, https://etudeswittig.hypotheses.org/429.
[20] Pierre Dumayet, “L’Opoponax par Monique Wittig”, Lectures pour tous, décembre 1964, retranscrit par Yannick Chevalier sur le carnet Études wittigiennes / Wittig Studies, mis en ligne le 13 avril 2020, https://etudeswittig.hypotheses.org/422.
[21] Monique Wittig, Les guérillères, Paris, Éditions de Minuit, coll. « double », 1969/2019, p. 197.
[22] Tom Bishop, François Jost, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Michel Rybalka, Nathalie Sarraute, Claude Simon et Monique Wittig, « Table ronde. Le Nouveau Roman : passé, présent, futur », Cahiers Claude Simon, 14, 2019, 37-54.
[23] Ibid., p. 41.
[24] Monique Wittig, Le chantier littéraire, op. cit, p. 45; 95-96; 119.
[25] Tom Bishop, François Jost, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Michel Rybalka, Nathalie Sarraute, Claude Simon et Monique Wittig, op. cit, p. 50.
[26] Idem.
[27] Monique Wittig, Le chantier littéraire, op. cit., p. 61.
[28] Jean Ricardou, « Une question nommée littérature », Problèmes du nouveau roman, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 16-20.
[29] Jean Ricardou, « Une question nommée littérature », Problèmes du nouveau roman, op. cit., p. 19.
[30] Idem.
[31] Iibid., p. 20.
[32] Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, 1964, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1996.
[33] Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, 1964, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 1613.
[34] Ibid., p. 1609.
[35] Monique Wittig, Paris-la-politique, op. cit., p.21.
[36] Monique Wittig, Le chantier littéraire, op. cit., p. 73.
[37] Monique Wittig, Le chantier littéraire, op. cit., p. 39.
[38] Ibid., p. 73.
[39] Ibid., p. 85.
[40] Ibid., p. 46.
[41] Monique Wittig, Le chantier littéraire, op. cit., p. 56.
[42] Idem.