la minuscule est requise sur le nom impropre

cette confé a été performée au sein du panel < faire corps avec l’université : résistances & horizons rêvés > dans le cadre du colloque < DOULEURS REBELLES > qui avait lieu les 4 & 5 mai 2023 à l’université du québec à montréal


Il s’agit d’une jeune femme paraissant son âge, ayant les cheveux teints et des tatouages sur le corps. Elle est habillée de manière investie, marginale. L’attitude est ouverte, relationnelle. L’activité psychomotrice est dans les limites de la normale. L’affect est euthymique, mobilisable et modulé. Madame rit en réponse à l’humeur à quelques reprises. La pensée est oragnisée et cohérente, non ralentie ni accélérée. Le discours est articulé autour d’une dysphorie chronique liée à des stresseurs relationnels et des craintes abandonniques. Il n’y a pas d’idée hétéro-agressive ni d’idéation auto-agressive avec intention. Elle nie tout trouble perceptuel et n’est pas hallucinée en entrevue. Le sensorium est clair. Elle est orientée dans les trois sphères. Le jugement pratique est empreint d’une impulsivité chronique mais actuellement préservé. L’autocritique est partielle. Non suicidaire.

c’est ainsi que j’ai reçu mon évaluation, suivant l’examen psychiatrique que j’ai passé auprès de la figure d’autorité qu’incarne le psychiatre. ça ressemblait dangereusement aux commentaires suivant mes dissertations littéraires, sauf que bien sûr, on cherchait non pas seulement par les signes du discours mais aussi par ceux du corps les éléments qui sauraient circonscrire la distance me séparant de l’écart-type, la correspondance plus ou moins grande entre mes gestes et les compétences requises en société.

j’étais là parce que ça n’allait pas, ça n’arrêtait pas de ne plus aller, et je ne savais même pas pourquoi.

le psychiatre pose donc son diagnostic : trouble de la personnalité limite, avec, comorbidité oblige, trouble anxieux généralisé.

quand on dit : je suis en retard. on ne dit pas : je suis le retard. on dit : mon être en tant que sujet pronomial s’accorde au complément de sujet voulant que le retard m’arrive.

avec cette communication, je veux raconter ce qui nous arrive, et comment ce qui nous arrive en vient à nous définir.

lorsque j’ai, en quelques 300 mots, fait l’ébauche de ma proposition de communication, la lettre était de mon côté, c’est-à-dire qu’avant d’entendre, on pouvait lire. alors bien sûr, j’ai commencé la phrase par une lettre minuscule, qui dictait déjà le ton, la posture, la revendication. mais ici, vous m’écoutez, vous m’écoutez en train de me lire, et donc, je dois tout renverser, tout faire à l’envers.

dans ma proposition, la gradation était croissante. je passais de la minuscule, ce geste d’écriture considéré à la fois comme un caprice, une gestuelle esthétique réservée aux espaces non-officiels (par exemple les réseaux sociaux), en somme une demande illégitime à justifier auprès d’instance de légitimation. je passais donc de ladite minuscule à mon trouble de la personnalité pour parvenir enfin à ce qui nous intéresse ici, c’est-à-dire les rapports de pouvoir au sein des institutions, je pense toujours en premier lieu à la famille, mais nous trouvant tous et toutes réunis ici, a fortiori l’universitaire.

la minuscule, vous ne la voyez pas. elle est si peu qu’elle apparaît comme de trop. elle a l’allure de ce qui s’ignore, de ce qui convoque le mépris, car elle n’a pas la consistance de la légalité, par exemple changer son nom. 

un matin on se lève, on décide qu’on nous appellera dorénavant charlie plutôt que rachel, on devra l’annoncer, le répéter, parfois on devra l’expliquer, on pourra même aller jusqu’à entreprendre des procédures légales qui exigent un motif dit sérieux, voire valable, mais d’aventure, les gens ne se demandent pas pourquoi pourrait-on vouloir changer de nom. c’est à la fois trop évident et trop intime. ça ne se demande pas, ça s’impose et on respecte et si l’on se trompe, on dit « pardonne moi, charlie, c’était par habitude ».

devant la minuscule, on ne comprend pas, on préfère ne pas voir, faire comme si c’était une coquille, un détail saugrenu, presqu’immature, un aspect à la fois inconvenant et accessoire. c’est là et ce n’est pas là, comme un caillou dans la chaussure, comme une saleté entre les dents, comme un mot mal prononcé dont on comprend pourtant la signification, mais qui nous arrive avec l’envie de le corriger.

j’ai commencé tout bonnement à écrire mon nom en minuscules, car j’appréciais l’espace exigu de certains recueils de poésie. je remarquais que le poème était un univers mis à plat, où les lettres se côtoyaient dans une horizontalité toute naturelle, mettant à mal l’idée du nom propre, et par-là même, l’idée du nom commun. longtemps, j’ai parlé d’un désir d’aplanissement entre les êtres et les choses, j’ai parlé d’un désir de décapitaliser le signifiant, en faire quelque chose de moins rigide, moins total, moins hermétique. j’en suis venue à percevoir la minuscule comme une politique de l’exotérisme, une sortie au dehors du légiféré, une sorte de micro-politique discursive boudeuse, s’apparentant au drapeau, au feu clignotant, en somme, à un piège.

car mon usage, qui se faisait tout petit au départ, (par exemple entre amis, ou pour signer mes textes en revues de création), oui, mon usage a fini par prendre de l’ampleur, il s’est propagé là où très rapidement il a coincé, s’est fait sentir dans sa petitesse, son audace, son insolence, dans les engrenages du social. 

j’ai inscrit mon nom sous la forme mineure sur les pages de garde de mes travaux, contrevenant délibérément à l’exigence inaliénable du guide de présentation, j’ai signé ainsi les courriels adressés aux professeurs, à mon employeur, à mes éditeurs. j’ai tenté par ce qui est devenu à la longue une performance de tester les espaces dialogiques – faisant saillir leur très approximative malléabilité. et si je l’ai fait pour mesurer l’ouverture d’esprit de mes interlocuteurs, la plasticité de leur rapport aux règles et aux convenances, je découvrais moi-même mon propre malaise à user de la minuscule en contextes officiels. soudainement, ce qui m’était apparu comme une petite effronterie pouvait, auprès de nouvelles personnes entrant dans ma vie, dans mon réseau, (par exemple des directeurs de revues littéraires importants, des organisateurs de colloques internationales), ce micro geste comportait maintenant le pouvoir de teinter nos rapports durablement. parfois, la minuscule, dans toute sa polysémie, m’a minorée dans le regard de l’autre, mais je n’ai pas su renoncer à elle, ou quand j’y renonçais, je ressentais de la honte, et quand je l’utilisais, je ressentais aussi de la honte, mais d’une autre nature – une honte qu’on pourrait dire tensorielle, c’est-à-dire au confluent de l’intensité et de la libido comme dirait jean-françois lyotard. 

car la minuscule, mobilisée à tout venant, contrevient aux règles de la grammaire, règles qui nous arrivent presqu’autant que notre prénom, notre nom de famille, notre morphologie, notre hérédité, notre localisation géographique présupposant une condition socio-économique particulière.

c’est losqu’on m’a dit, entre consternation et agacement, que j’allais devoir apprendre à dépasser le mythe des origines, que j’ai su qu’il me fallait récidiver, épuiser la logique mineure jusqu’à l’écoeurement pour que ce qui se voulait initialement une démonstration en acte des rapports de pouvoirs en vienne à me changer aussi dans ma relation à la reconnaissance sociale, à la reconduction passive du statu quo, de ces codes sociaux pétris de non-dits et de violences muettes. 

ce n’est que plus tard, en lisant le kafka. pour une littérature mineure des philosophes deleuze & guattari que j’ai compris combien il fallait apprendre à habiter sa langue en étranger, apprendre à creuser son sillon dans la langue majeure. la minuscule, pour moi, ce serait une expression possible du devenir mineur. selon deleuze & guattari, il faudrait :

[…] écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. et, pour cela, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi. il y eut beaucoup de discussions sur : qu’est-ce qu’une littérature marginale ? – et aussi : qu’est-ce qu’une littérature populaire, prolétarienne, etc. ? les critères sont évidemment très difficiles, tant qu’on ne passe pas par un concept plus objectif, celui de littérature mineure.

car comme le disent deleuze & guattari, « chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur le politique ». en cela, le devenir-mineur passe moins par l’étude conventionnelle de littératures dites mineures ou marginales, que par une poétique de l’en-deça, du pas de côté, de la discordance, une poétique au jour le jour, par-delà le livre, par-delà l’article, par-delà l’espace convenant à la convention. moins de création en création, moins de recherche en recherche, moins de registres soutenus en haut-lieux et de registres conversationnels en bas-lieux, c’est-à-dire extra muros

la minuscule, pour moi, c’était une manière de faire entrer le dehors, l’avant, la bassesse de mon passé trop personnel pour le présent dans ma signature. car on trimbale, on se porte, se traîne, on n’arrive ni ne s’en sort intact.

je voulais tester les labels, les étiquettes. parce que mon trouble de la personnalité colle, me colle à la peau, en est comme devenue une, de peau. je le porte comme un maquillage gâté, gras, épais, camouflant mon visage réel tout en se donnant à voir. 

je veux qu’en franchissant les seuils on cesse d’oublier, de nier les bagages de l’enfance, le milieu d’émergence, les événements qui en sont venus à nous caractériser, que nous avons incorporés par osmose.

en littérature, on produit de la caricature, ça caricature. comme tant d’autres, j’ai eu ma phase littérature et folie. j’en suis passé par le livre de marie-sissi labrèche, borderline, j’ai lu putain de nelly arcan, je connais les récits de femmes folles, de femmes en mal d’elles-mêmes, de femmes faites par la société pour briser.

être borderline, ce n’est pas si simple, ce n’est pas se rouler par terre en pleurant, ce n’est pas toujours lancer des objets, mais ça arrive, ce n’est pas invariablement adopter des comportements à risque sur les plans affectifs, sexuels, professionnels.

pour la petite histoire, d’un point de vue clinique, on dit de ce trouble qu’il se situe entre l’excès et le manque. on parle d’une hypersensibilité, d’émotions envahissantes, d’une difficulté à entrer et à préserver les relations. on compare souvent ces êtres à des enfants éternels. ce sont des êtres angoissés, impulsifs et explosifs, dont les mécanismes de défense ne fonctionnent pas efficacement. ils craignent viscéralement le rejet, l’abandon. leurs relations sont teintées de phases d’idéalisation et d’exécration. ils aiment aussi fortement qu’ils détestent. ils sont en proie à des états d’hypervigilance où il s’agit d’interpréter les signes de l’abandon, de la trahison, du danger avant même que ceux-ci surviennent, parce que la douleur est vécue de façon aigue et foudroyante.

d’un point de vue statistique, plus de 75% des personnes diagnostiquées sont des femmes. entre 60 à 90% des personnes présentant ce trouble adoptent des comportements auto-dommageables mais non suicidaires. 10 % des personnes présentant ce trouble se suicident.

par-delà les caricatures qu’en font les livres, il faudrait retenir qu’il s’agit d’un rapport complexe au concept d’identité, du moi, car le sujet TPL souffre de ce qu’on appelle un sens faible de la personnalité. si nous voulions représenter la personnalité par un cercle, vous verriez que chez le sujet TPL, ce cercle est tordu en une demie lune. son espace intérieur – qui est vécu à la fois comme un vide, une béance, un néant à soi – se voit ampli par le dehors. plus le trouble sera grave, plus on cherchera à remplir cette béance par n’importe quoi, car n’importe quoi fait l’affaire devant l’envie de mourir, devant le vertige provenant de cette impression très réelle d’être un puits sans fond, une coquille vide, une pelûre d’orange sans chair ni pépins. 

ce sens faible de la personnalité n’advient pas par hasard. il survient de l’expérience infantile d’un milieu invalidant, d’une rencontre très malencontreuse entre les prédispositions génétiques (dans mon cas : ma mère est bipolaire) et les phénomènes épigénétiques (toujours dans mon cas : pauvreté, négligence, violence). on reconnait le milieu invalidant à ce qu’il « ne va pas aider l’enfant à identifier ses émotions, à les nommer, et à leur donner du sens. ce milieu ne favorisera donc pas la validation de ce que vit l’enfant émotionnellement.

il y aurait sensiblement 3 types de milieux invalidants : 1. là où l’expression des émotions est découragée. 2. là où l’expression des émotions est reconnue seulement lorsqu’elle est exagérée. 3. là où les exigences sont si élevées que les défis sont perçus comme facilement surmontables (c’est pourtant si simple, disent-ils) et les difficultés comme carences (tu devrais pourtant savoir, disent-ils) et non comme opportunités d’apprentissage.

il m’apparait que la famille est (plus souvent qu’autrement) un milieu invalidant conditionné par/prospérant dans une société invalidante. et selon cette logique, on attend des individus, par une sorte d’exigence implicite, qu’ils fassent « de leur mieux », et surtout, qu’ils ne donnent pas à voir toute la distance qui les sépare de la norme.

j’ai voulu, par la minuscule, et dans un milieu aussi officiel que celui de l’université, réduire au possible la distance qui me sépare de moi-même lorsqu’il est temps de parler d’exemplarité, d’excellence, d’exceptionnalité.

ce qui fait mon exception, ce qui m’a fait écrire très tôt, ce qui me fait mesurer à chaque jour ma chance d’être là où j’en suis, c’est-à-dire là devant vous avec le courage et la témérité de me mettre en jeu, en risque, c’est à la fois mon histoire, mon trouble, mon regard critique sur le tant attendu et les possibles que renferment l’université.

je suis là, financée, publiée, frontale et petite et angoissée et hypervigilante, je suis là, et j’utilise le peu que je suis pour nous permettre à toutes et tous de nous dire, sans gêne, sans pudeur, sans étiquette, sans l’injonction à devoir cacher le manque, la blessure, la honte, l’envie que ça puisse se dire sans que cela ne nous réduise, parce que si ce qui nous arrive en vient à nous définir, nous pouvons commencer à faire arriver une définition de soi qui soit plus grande, plus complexe que la plus ou moins grande coïncidence entre soi et les critères qui mesurent notre valeur, la valeur de notre pensée, de notre parole, de nos idées.

mon idée, c’est la minuscule, et je ne suis pas malade, j’arrive à vous avec un vécu.

montréal, 4 mai 2023

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